à Nicolas de Lamberterie
Introduction
En 1204 (année apocalyptique au sens étymologique), le sac de Constantinople, capitale de la chrétienté préoccidentale, par la 4e Croisade a fait tomber le masque de l’idéologie des Croisades : censées défendre les droits d’une communauté religieuse (chrétienne) contre un ennemi eschatologique (aujourd’hui, on dirait : civilisationnel), les Croisades étaient en réalité la conséquence et la cause de la formation d’une culture de pouvoir qui n’était autre que la forme politique de ce que, en parallèle, la scolastique s’employait à construire dans l’ordre conceptuel : la formation du pouvoir, et, par-delà ce pouvoir, de la Culture[1] occidentale.
Dans cette perspective, le « détour par Constantinople » d’une expédition qui, comme toutes les Croisades, visait théoriquement Jérusalem, était parfaitement prévisible : non seulement parce qu’il était bien naturel que ce pouvoir, avant d’affronter les lointains de l’altérité, commence par se débarrasser d’une concurrence « interne » (d’un point de vue religieux) qui lui posait potentiellement de menus problèmes de légitimité, mais aussi et surtout parce que cette Jérusalem idéelle qu’a créée l’idéologie des Croisades n’est en réalité pas un objectif territorial.
La Jérusalem concrète sous les murs de laquelle les guerriers de la plupart de ces croisades ont tout de même fini par s’étriper n’était, à la manière des espèces de la communion catholique, qu’une ville accidentellement[2] située dans ce qui allait devenir notre Moyen-Orient, mais avant tout investie de la présence réelle d’un projet métaphysique que le discours clérical fait remonter à cette même Judée de l’époque de l’empereur Auguste, mais qui n’avait en réalité, à l’époque des Croisades, qu’un siècle ou deux d’ancienneté dans la réalité organisée de la pensée de l’Europe carolingienne (en l’occurrence : dans la scolastique)[3].
En d’autres termes : la croisade déviée vers Constantinople se dirigeait certes vers Jérusalem, mais – l’Occident étant né entre temps – Jérusalem n’était plus dans Jérusalem.
L’Occident comme décentrement programmatique et définitoire
Alors même que le bavardage tiers-mondiste fait, de façon déjà routinière, rimer « Occident » avec « ethnocentrisme », en réalité, quand on compare l’Occident à n’importe quelle autre Culture, ce qui frappe avant tout, c’est au contraire son caractère profondément exo-centré. Les Chinois ont « toujours »[4] su, non seulement où se trouve le milieu de leur monde, mais aussi que ce monde est, bien évidemment, au centre des terres habitées : l’Empire du Milieu. Parmi les Cultures éteintes, l’Egypte ancienne et le monde méso-américain nous livrent des paysages culturels comparables. Dans l’antécédence immédiate de l’Occident, enfin, la Culture Magique de la Méditerranée orientale[5] avait bien sûr inauguré la centralité des Lieux Saints (de l’actuel Israël), mais il se trouve que cette dernière coïncidait avec une sorte de centre géographique du monde dominé par cette Culture.
Tout autre est la situation de l’Occident. Non seulement l’Occident historique comme unité géographique (ouest-européenne) a autant de centres potentiels qu’il a de nations constitutives, mais – à supposer même que Français, Allemands, Espagnols etc. auraient réussi à s’accorder sur la définition d’un centre de leur monde – ce centre du monde occidental ne se serait pas trouvé sur les terres historiques de l’Occident. Dans une synthèse éclairante, Laurent Guyénot nous a rappelé le rôle essentiel de Jérusalem comme topos informant la culture des Croisades, qui a été la matrice politique de l’Occident. Tout en expropriant le monde « grec » (la Méditerranée orientale) de son droit d’aînesse sur l’orthodoxie chrétienne, l’Occident n’a pas cherché à s’équiper de telle ou telle « nouvelle Rome »[6] qui coïncide avec son autochtonie ethnique : il a refusé cette rare et nécessaire coïncidence de l’hestial et de l’hermaïque[7] en la Maison du Prince, qui caractérise la culture de l’Age des empires[8].
L’Occident s’est doté d’une capitale symbolique qui est le « centre du monde » – d’un monde qui ne coïncide pas avec les terres historiques de l’Occident, et dont ces terres ne constituent même pas le centre. L’Occident est, dès sa naissance, mondialisé et mondialisant, colonial non seulement par besoin et par avidité (comme n’importe quel bantou décidant, il y a un millénaire et demi, d’avancer sur l’Afrique australe), mais par foi.
Retour de boomerang du Salut saccageable à portée de drakkar
Quel serait donc le lieu providentiel[9], le centre du monde symbolique d’un croisé voguant de son champenois vers Jérusalem ? Jérusalem n’étant restée qu’assez peu de temps sous contrôle croisé – ce qui n’a bien entendu pas empêché du tout l’Occident de continuer à se développer, pour finalement dominer le monde –, ce centre, il est bien évident qu’il le charrie avec lui : c’est un centre qui tient de la projection, encore plus idéelle que le centre portatif du bédouin itinérant. L’occidental n’est nomade que dans le présent, il n’est étranger qu’à la réalité : sa patrie, c’est cet avenir que l’Occident a littéralement créé, au moment où il a créé le temps unidirectionnel : temps eschatologique de la promesse chrétienne, certes, dès Paul et ses manichéens mal maquillés exploitant le souvenir du Nazaréen – mais d’une promesse que l’Occident a décidé de rendre actualisable dans l’ici-bas, d’un Salut saccageable à portée de drakkar.
En ce sens, si l’on peut, à la rigueur, considérer l’extension à l’Europe du Nord-Ouest de la culture helléno-chrétienne comme une sorte de « ricochet » aux conséquences inattendues[10], l’épopée coloniale – déjà toute entière contenue (Guyénot l’a bien vu) dans le projet des Croisades –, et donc aussi l’essor de l’Occident pigmenté, étaient codés dans l’acte de naissance de l’Occident. Culture dialectique, l’Occident est, dès son apparition, conformé de façon à générer in fine l’instrument de sa propre liquidation. On pourrait aussi dire (en dérivant vers la métaphore du parasite tueur, ou de la cellule cancéreuse) : à générer l’instrument de la liquidation de l’hôte (qui se trouve être l’humanité blanche).
Car, une fois les limites du monde (c’est-à-dire : de l’humanité) atteintes, la quête guerrière des Croisades (qui n’a jamais été essentiellement territoriale ou chrématistique – ou tout au plus par la bande) ne peut que se retourner contre le croisé lui-même : si ce Graal pour lequel nous avons fait couler tant de sang n’existe pas (moment Descartes/Hegel : le théisme passe par-dessus bord), alors, Satan, l’incarnation terrestre de cette injustice abstraite qui s’oppose à la parousie immanentisée de la Civitas Dei, cela ne peut plus être que le croisé lui-même. C’est ainsi que l’ennemi devient la victime (moment antifa), et la Victime (en vertu de la théologie chrétienne) est forcément l’incarnation du Divin. En ce sens, le tiers-mondisme (effectivement apparu comme station terminus du périple idéologique des hégélo-marxistes) est une conséquence logique et nécessaire du colonialisme.
7 octobre 2023 : cette fois, la Croisade atteint Jérusalem
C’est parce que les Occidentaux (historiques et pigmentés) restent des croisés qu’ils ne peuvent que se retourner à terme – en dépit de tout le poids du récit historique antifa – contre cet Etat d’Israël qui sert aujourd’hui de chrysalide à un projet Netanyahou incarnant la dernière forme d’égoïsme collectif publiquement assumé à la surface du monde.