« Lorsque la ‘Société pour la rationalisation du commerce de détail’ a été créée à Paris en 1913, Jurenito, se présentant à l’assemblée constituante de l’association en tant que propriétaire d’un magasin de perles en corail, a proposé que la société soit placée sous le haut patronage de l’‘Église apostolique’. « Nulle part, dit-il, je n’ai vu une attitude aussi attentive, aussi touchante et en même temps rationnelle à l’égard du commerce de détail qu’à l’intérieur des murs de l’église. Comme il y a de grands et de petits péchés, il y a des expiations coûteuses et bon marché. L’Église a effacé de la mémoire de l’humanité ce concept de gratis, cher aux fainéants et aux paresseux, mais détestable pour nous. Je ne sais quel philosophaillon athénien nous a assuré que l’on pouvait faire le bien pour le bien. L’Église a dit : ‘Hors de question ! Rien ne sera gratuit. » Pour chaque bien, un assignat (dont la valeur, garantie par le Ciel, est adossée à la totalité de son patrimoine). Les péchés se paient. Une génuflexion, cent génuflexions, un cierge à deux sous, un cierge à quarante sous, construire une chapelle, aller à Lourdes, à Saint-Jacques, à Rome’. Nous commercerons à l’ombre sacrée de Saint Pierre, gardien de tout ce qui est à nos cœurs : ces livres de compte en double partie, ces trébuchets et les fortes clés des serrures américaines. »[1]
Ilya Ehrenbourg, Julio Jurenito
Haro sur le judéo-protestant !
E. Todd étant devenu la nouvelle coqueluche des Boomers de droite – ceux qui s’estiment floués par un régime macronien qui représente pourtant presque parfaitement leurs aspirations et leur vision du monde –, on lui pardonne tout. Et notamment d’avoir fait remarquer par le passé (sans trop se dédire depuis) que les français ne sont plus catholiques depuis longtemps. On le lui pardonne d’autant plus facilement que, depuis son Hégire japonaise – d’où il est revenu avec les nouvelles Tables de la loi, intitulées La Défaite de l’Occident –, il fait tout pour sauver, à titre posthume, l’honneur de cette religion qui n’est pas la sienne[2], mais dont ses lecteurs estiment en général porter l’héritage culturel.
Ce que le Boomeristan a envie d’entendre, c’est qu’il est, en profondeur, innocent de la débâcle en cours – grâce à quoi il lui sera émotivement plus facile de s’en réjouir, et donc aussi de faire mine de ne pas remarquer qu’il en est la première victime. Le navire cool coule, et, vu le système d’accès aux canots de sauvetage, parmi ses passagers, je donnerais plus cher de la peau de Bernard Arnaud, Bill Gates et Vincent Bolloré (et même de celle d’E. Macron !) que de celle des boomers adulateurs (voire lecteurs !) d’E. Todd. Mais ces futurs cadavres flottants n’en ont cure, du moment que le naufrage peut être versé au passif d’une méchante capitainerie notoirement métèque : américaine, judéo-protestante. Placée dans la bouche du petit-cousin de Claude Lévi-Strauss, d’un homme qui a consacré deux décennies de prestations médiatiques à répéter que sa famille doit tout à l’Amérique et à clamer son attachement à cette démocratie libérale fondée sur la « protection des minorités », cette reprise d’un leitmotiv de l’antisémitisme européen du XIXe siècle passe crème.
En haut lieu, on estime probablement que, du moment qu’il va bien falloir ouvrir cette fenêtre d’Overton, autant en confier l’ouverture à un Todd – jugé moins dangereux qu’un Hillard ou qu’un Hindi. Commercialement, aussi, c’est un meilleur choix : le boomer post-catholique, qui ne va jamais à l’église, mais adore se laisser susurrer à l’oreille que la religion qu’il a délaissée était la plus juste de toutes, pourrait se rebiffer si cette apologie lui était assenée par un idéologue qui, lui, la fréquente assidument (ou fréquente – horresco referens – une mosquée). Les bonnes soupapes font les bonnes ventes : Libération se charge de l’après-vente, Gallimard, des encaissements.
Marcion, sors de ce marxiste !
Comme les fadaises weberiennes sur la responsabilité historique du protestantisme dans l’émergence du capitalisme/de l’Occident doivent, en réalité, tout leur succès post-1945 à la veulerie de réactionnaires légitimistes qui n’assumaient plus leur judéophobie, on sent néanmoins le Todd un peu poussif à la manœuvre. Brandissant d’abord son Weber comme un argument d’autorité, il l’éviscère ensuite bien vite, en exprimant un certain scepticisme (à mon avis fort bien inspiré) quant à l’argument principal (« théologico-managérial », si j’ose dire) de ce dernier[3]. Du coup, tout ce qui reste des prédispositions confessionnelles des judéo-protestants pour la très rémunératrice malignité occidentale, c’est leur penchant immodéré pour la lecture. Oubliées, les mines de Germinal ; oubliés, les sweatshops de l’Angleterre victorienne, si semblables à ceux de l’Afrique orientale actuelle : le capitalisme naissant de l’Italie du Nord au Bas Moyen-âge devient chez Todd une multinationale californienne, affamée de diplômés en astrophysique.
Là aussi, on reconnaît, en filigrane, une vieille rengaine des écoles de pensée judéophobes au sein du christianisme, gênées par l’importance de l’Ancien testament dans la tradition chrétienne. Plus ancienne que l’Occident, cette tendance avait, dès l’époque de la Culture magique (premier christianisme) produit la théologie hérétique du manichéen Marcion, pour qui le dieu de l’Ancien testament (dans lequel cette école reconnaît avant tout Yahvé) ne serait pas celui que vénérait le zélote Jésus de Nazareth. Et, tournant le dos à l’évidence de siècles de pratique théologique et ecclésiale, on entend aujourd’hui à tout bout de champ un Youssef Hindi expliquer au bon peuple que les catholiques sont « innocents » de toute cette méchanceté vétérotestamentaire (visible à Gaza), étant donné que leur ignorance du latin les en a protégés – ce qui revient à supposer, dans le clergé catholique, la pratique pluriséculaire d’un crypto-marcionisme de facto, à laquelle seul l’immonde concile Vatican II aurait réussi à mettre un terme[4].