L’APRES-KØVÍD Ecrits de 2022-23 (3)
Entre Hegel et Schwab - chap. 2: Hegel > Kojève, Kissinger > Schwab/Harari
1 . Généalogies de la Grande Réinitialisation
Au printemps 2020, la foule des non-initiés découvre, d’abord sous forme d’interventions télévisées de moins en moins confidentielles, la personnalité intrigante de Klaus Schwab, visionnaire professionnel pour le compte du syndicat mondial des milliardaires (surtout) occidentaux.
En juin 2020, cette calvitie dûment lunettée émettant un anglais de général nazi caché en Argentine dans un épisode de James Bond devient aussi une signature littéraire/philosophique/politique, au bas de l’essai Covid19 : la Grande Réinitialisation, par lequel le très démocratique président à vie du World Economic Forum (WEF), aux côtés de son discret coauteur Thierry Malleret, assume au grand jour la paternité – sinon de la « crise Covid », censée s’être présentée spontanément[1], mais du moins celle du type de politique de gestion de cette crise qui, comme par magie, alors même qu’il ne correspondait pas vraiment aux pratiques habituelles en la matière, s’est imposé dans la plupart des pays du monde industrialisé[2].
A l’échelle mondiale, un processus d’enquête s’enclenche alors[3], cherchant à cerner la personnalité et les intentions d’un homme qui semble être passé du management à la prophétie : commençant, au début des années 1970, à s’affairer dans ce qui semble être l’intendance d’une technocratie mondiale en cours de solidification, Schwab finit, après le tournant du millénaire, par poser (aux côtés de son philosophe de cour Y. Harari) en grand théoricien d’une futurologie de mieux en mieux appliquée, au gré de titres comme La Quatrième révolution industrielle (2017), Covid19… ou, tout récemment, The Great Narrative.
52 ans, presque jour pour jour, avant la publication de Covid19…, un homme plus jeune que ne l’est aujourd’hui Schwab, et, en tout état de cause, plus brillant que lui, s’écroulait, le 4 juin 1968, terrassé par une crise cardiaque en pleine réunion de travail. Trajectoire emblématique s’il en est : né à Moscou, Alexandre Kojève (né Kojevnikov) meurt à Bruxelles. Ce russe blanc de l’émigration post-1917, qui ne s’est mis à enseigner la philosophie dans les années 1930 à Paris que du fait de mauvais placements financiers qui l’avaient ruiné, professait néanmoins une admiration sans bornes pour Staline, et s’était, comme tant d’autres membres de ladite émigration, laissé recruter par le KGB – il est aujourd’hui enterré non loin du siège de l’OTAN.
Et cette proximité, devenue pérenne, des centres névralgiques du mondialisme atlantiste n’a rien d’un hasard : au moment de son décès, c’est en tant que technocrate négociant pour le compte du gouvernement français que Kojève assistait à Bruxelles à l’une des innombrables réunions qui devaient déboucher sur la mise au point de l’appareil institutionnel du mondialisme occidental (Communauté Economique Européenne, accords GATT du libre-échange etc.).
Mais ce grand-écart entre marxisme soviétique et mondialisme libéral qu’il incarne par les faits et gestes d’une existence plus ou moins crapuleuse, Kojève va aussi la théoriser. Dès les années 1950 – plusieurs années avant l’éloquente solution de la crise des missiles de Cuba – il explique à qui veut l’entendre que les Russes et les Chinois sont « des américains qui ne sont pas encore riches ».
Comme son maître Hegel, il a la manie de voir l’Histoire s’achever sous ses yeux. Et, pour que cette manie, exercée en plein XXe siècle, ne l’amène pas à vexer la mémoire de ce dernier (qui la déclarait déjà achevée en 1806, au terme de la bataille de Iéna), il produit même un concept ad hoc : le concept de mopping-up, ou « coup de serpillière (au lendemain de la fiesta) ». Donc Hegel a tout de même raison, en dépit de Waterloo, du Congrès de Vienne, de 1848, de 1870 et de 1914-1945, étant donné que tout cela, ce n’est que le coup de serpillère que donne l’Histoire sur les débris de la bataille d’Iéna. Les gazés de Verdun, assommés de Babi-Yar et irradiés de Hiroshima ont juste vécu une posthistoire un peu plus mouvementée que d’autres.
En termes de dynamique biographique, Kojève pourrait donc sembler être un anti-Schwab : débutant avant-guerre comme exégète assez en vue de Hegel à l’Ecole pratique des hautes études[4], ce neveu de Kandinsky formé en philosophie à Berlin finit sa vie dans l’obscurité chargée de pouvoir des salles de conférence où se précisent les termes de la mondialisation en cours. Mais, à vrai dire, les deux personnalités se superposent beaucoup mieux qu’elles ne s’opposent : ces deux grands bourgeois marxisants, au parcours biographique marqué par des degrés divers de complicité plus ou moins active avec divers totalitarismes socialisants[5], ont en commun la conviction centrale selon laquelle
1) l’histoire humaine, telle que posée par Hegel et Marx, est une et unidirectionnelle, et c’est l’histoire du Progrès ; et,
2) en dépit de sa fusion épisodique avec des mouvements révolutionnaires classistes prônant une dictature du monde du travail, l’idéal progressiste sera réalisé non pas contre, mais à travers la fusion monopolistique des géants du capital financiarisé[6].
La seule différence de taille, c’est que Kojève, le russe, le littéraire, est arrivé « par lui-même » à ces conclusions que l’ingénieur et manager alémanique Schwab, d’une pétillance intellectuelle moins explosive, s’est contenté de collecter à la source qui est aussi celle de son pouvoir pseudo-institutionnel : en devenant le grand-vicaire de son professeur de Harvard : Henri Kissinger.
Or – abstraction faite des grands principes – Kojève, après 1945, n’est pas entré par hasard dans le cercle élitaire des eurocrates en devenir. Il y bénéficie de la cooptation de l’un de ses disciples de l’avant-guerre, Robert Marjolin, ami de R. Aron et ancien titulaire (à Yale en 1932-33) d’une bourse Rockefeller[7]. Habituel retour d’ascenseur entre hommes de haute culture, qui s’estiment et se soutiennent ? Bien sûr, mais aussi, très certainement, manifestation de la conscience que devait avoir Marjolin de la dette intellectuelle du mondialisme post-Breton Woods vis-à-vis du dernier interprète majeur de la pensée de Hegel.
Plus de 200 ans avant la publication de l’Homo Deus de Harari, Friedrich Hegel pensait en effet déjà être « la conscience de Napoléon », ou, plus exactement, que, comme l’explique Kojève à la fin des années 1930 à Paris, le binôme Napoléon-Hegel (action/(con)science) constituait dès 1806 l’actualisation de la théandrie postchrétienne. « Théandrie », c’est juste l’équivalent grec de ce titre – Homo Deus – que ses éditeurs britanniques ont donné en 2016 à l’ouvrage de Y. Harari[8].
Car, même et surtout une fois refermées les brèves et sanglantes parenthèses communiste et fasciste, une fois – pour reprendre l’expression bien inspirée d’A. Douguine – « le libéralisme resté seul sur scène », c’est bien dans cette conviction centrale que culmine philosophiquement la vision du monde de la maçonnerie la plus progressiste : Dieu est mort, mais pas n’importe comment. Son décès ne doit pas être du goût d’un Nietzsche ou d’un Stirner, car il ne meurt que pour mieux ressusciter sous la forme d’une humanité devenue démiurgique, refusant les régularités de l’espèce, ne s’abandonnant plus – pour reprendre l’expression chère à l’homosexuel militant Harari – « aux hasards de l’évolution »[9].
Et tous ceux qui imagineraient au libéralisme un autre contenu (impliquant, notamment, le libre-arbitre, et donc même la possibilité de dire non au Progrès) ne sont que des fous, des conspirationnistes, antiscience[10], bref, des réactionnaires et autres saboteurs à déplateformer de toute urgence.
C’est ainsi qu’on peut résoudre le paradoxe « covidiste » d’un libéralisme qui se met à censurer, à priver de travail sans licenciement dûment motivé, à embastiller sans procès et à matraquer au nom de la santé, selon les us ordinaires de toute bonne satrapie d’Asie centrale : comment en est-il arrivé là ? Réponse : en lisant Schwab, mais surtout Kojève. De même, on aura – à moins de piocher dans des explications conspirationnistes assez gourmandes en hypothèses – bien du mal à s’expliquer la présence du jésuite Bergoglio (devenu pape sous le nom de François) au sein de la « bande à Schwab », pour peu qu’on oublie que, pour Hegel tel que le voit Kojève, l’Etat universel athée de Napoléon[11], n’abolit le christianisme que pour mieux réaliser son idéal sur terre.
Car, au plus haut niveau de l’élaboration conceptuelle, Kojève est le trait d’union pas si métaphorique que ça qui, par-delà la « guerre civile européenne » de 1914-1945[12], relie le mainstream philosophique de l’Aufklärung maçonnique européenne au filon principal de la pensée mondialiste, d’abord atlantiste (jusqu’à liquidation de l’URSS), puis mondialement réconciliée dans la synthèse davosienne. Et c’est cette dernière transition qu’incarne, justement, le parrain intellectuel et institutionnel de Schwab, Henry Kissinger, passé du rôle de Grand Inquisiteur antisoviétique supervisant l’écrasement des rebellions marxisantes en Amérique latine à celui de parrain du rapprochement sino-américain, donc de la désindustrialisation de l’Occident – prélude à ce communisme vert qu’organise sous nos yeux son disciple Schwab, à travers ces menues prothèses pseudo-démocratiques qu’on appelle Trudeau, Macron ou encore Von der Leyen.
Là encore, on gagnera à « passer par la case Kojève » pour ne pas s’embourber dans cet autre paradoxe du « fusilleur de rouges » devenu promoteur de cette écologie-pastèque, au goût marxiste (et même léniniste) si prononcé : en réalité, Kissinger – comme la quasi-intégralité de l’élite progressiste occidentale – n’a jamais cessé d’être, comme Kojève, un « hégélien de gauche », donc un marxiste, mais hilferdingien, et qui ne pouvait donc pas accepter l’idée que le communisme soit réalisé dans le cadre réenraciné d’un Etat – fût-ce un Etat aussi antinational que l’était l’Union Soviétique –, qui plus est militariste, et cultivant même de vagues nostalgies religieuses à chaque fois qu’une armée euro-allemande se présente sur ses marches occidentales. La liquidation du legs stalinien constituait donc un préalable nécessaire à la « reprise des travaux » de la théandrie hégélo-kojévo-hilferdingienne, qui bat en ce moment son plein – c’est-à-dire : à la construction d’un communisme correct, c’est-à-dire antinational, antifamilial, LGBT, woke, « transhumain » ou, comme le radote Schwab en résumé : « vert et inclusif ».
Voilà pourquoi il est, aujourd’hui, plus qu’urgent de relire Kojève, en qui culmina, il y a plus d’un demi-siècle, la tradition philosophique des « hégéliens de gauche », dont Marx était lui aussi issu. Car faute de le comprendre, on ne comprendra jamais en quoi exactement consiste ce « libéralisme » chimiquement pur auquel Douguine affirme (à raison, au demeurant) que nous sommes pleinement revenus au moment de l’effondrement de l’URSS[13]. Sans ce retour à Hegel via Kojève, on se prive de toute chance de comprendre la fission atomique qui, sous le Køvíd, s’est produite au sein même des familles politiques libérales[14], mais aussi entre héritiers politiques du socialisme réel[15]. Enfin et surtout, on se prive du peu de visibilité historique qu’une perspective spenglérienne peut encore offrir sur ce champ de ruines civilisationnel dans lequel notre destin nous a condamnés à vivre, et qu’explore plus en détail mon essai intitulé Køvíd[16].