L’APRES-KØVÍD Ecrits de 2022-23 (7)
Entre Hegel et Schwab: Kojève - chap. 6: Japonisation, Spectacle, Séduction : l’année où les fleuves se sont mis à remonter vers leur source
Kojève, Debord, Clouscard
Ce que Kojève appelle « japonisation », c’est plus ou moins ce que Debord a appelé « spectacle ». C’est aussi, dans une moindre mesure, ce que Clouscard a appelé « séduction »[1].
Au début de la guerre froide, Alexandre Kojève (1902-1968) a compris que, le front antifasciste étant une sombre arnaque, il n’y aurait jamais de révolution mondiale, mais juste la convergence de deux sociétés de consommation (celle de l’Ouest et celle de l’Est), sur des bases finalement marxistes, mais pas léninistes pour autant : des deux interprétations du marxisme qui sont entrées en concurrence au début du XXe siècle, celle (léniniste) qui a inspiré la Révolution russe ayant été discréditée par la dérive stalinienne de l’URSS, c’est l’interprétation de l’autrichien Rudolf Hilferding qui doit finalement l’emporter pour la définition du Mainstream idéologique occidental. Le Grand soir n’arrivera donc pas par la révolution politique violente (« dictature du prolétariat » etc.), mais, bien au contraire, par la coalescence discrète et progressive des grandes entreprises du capitalisme financiarisé[2].
Et il y aura, qui plus est, des étoiles (au moins décoratives) au ciel de la nuit post-historique qui suivra ce Grand soir. La japonisation dont Kojève fixe le concept après-guerre[3] est pour lui une divine surprise : elle signifie que, même au sein de « l’Etat homogène et universel »[4] désormais atteint, l’humanité ne va pas s’animaliser tout-à-fait. Lénine (donc aussi, dans une moindre mesure, Marx et Rousseau) est certes discrètement passé à la trappe, mais la japonisation annonce à des générations entières de petits Harari qu’on va quand même pouvoir jouir sans l’entrave d’avoir à abjurer Hegel.
Révolutionnaire de quartier étudiant, Guy Debord (1931-1994) échappe néanmoins à la catégorie des « idiots utiles » de l’URSS, n’étant pas assez idiot pour gober le bobard en bullshit massif du « socialisme réel » (qu’il rebaptise sans aucune pitié « spectacle concentré »). Il reste néanmoins marxien (autre façon de dire : rousseauiste) dans une sorte d’ultime acception du terme : par l’insertion messianique de sa pensée sur l’horizon implicite d’un Grand Soir d’après le Spectacle. Pour lui, le Spectacle – à la différence de la Japonisation de Kojève – est affecté d’un signe négatif : on jouit sans entraves, mais on jouit faux.
Postmarxiste attardé dans ses bons sentiments ouvriéristes, Michel Clouscard (1928-2009), enfin, propose un sous-produit de la variante debordienne : la Séduction, dans laquelle on jouit réellement – veillons à ne pas mépriser Billancourt ! –, mais sans pour autant cesser – vieux fond chrétien oblige – de remarquer que c’est immoral, puisque le taulier, c’est le capitalisme, qui, comme le Diable, séduit.
Plus récemment (en 2016), le cinéaste britannique Adam Curtis, dans son documentaire épocal sur l’Hypernormalisation, propose une perspective proche de celle de Debord.
16 ans plus tôt, le romancier russe Viktor Pelevine avait d’ailleurs – dans un registre censément fictionnel – offert une fresque du système politique russe postcommuniste qui annonçait par bien des aspects le documentaire de Curtis.
Il est bien évident qu’ils parlent tous de la même chose. Mais de quoi parlent-ils au juste ?
La post-Histoire ou les adieux de l’Occident au réel
L’important dénominateur commun de ces trois visions, c’est le sentiment de déréalisation, solidaire du constat d’une situation « post-historique » – même si personne ne se demande quelle histoire au juste a pris fin, à part Kojève, qui apporte une réponse (à mon avis fausse).
Kojève parle de perpétuation formelle de l’être culturel de l’humanité par-delà la fin de l’Histoire, feignant ainsi de ne pas remarquer que cet être culturel, dans la perspective de Hegel, et donc aussi dans la sienne, n’est autre que cette Histoire censée avoir pris fin[5].
Debord, lui, ressuscite/détourne ni vu ni connu la catégorie hégélienne du faux : en 1806, Hegel écrivait, à propos de la « dialectique de la conscience » que « le faux est un moment du vrai » ; en en tirant, par une pirouette conceptuelle habituelle chez lui, sa formule « le vrai est un moment du faux », Debord fait référence à l’opération de déréalisation (d’hypernormalisation, dira Curtis) qui caractérise le Spectacle : le monde qu’il nous présente n’est pas un tout-autre, transcendant de toute éternité, mais la vie, en tant que, dans le Spectacle, elle cesse d’être notre vie, pour devenir « la non-vie »[6]. Seulement Hegel, à vrai dire, ne disait pas autre chose à propos des « moments » dépassés de la dialectique historique : la monarchie de droit divin a été vraie (donc juste) à un moment donné de l’Histoire, quand elle constituait le dernier cri de la révélation à soi-même de l’Esprit universel, de l’objectivation de la Substance-peuple en marche philo-sophique vers la Sagesse ; simplement, le moment suivant (le moment démocratique) a aboli (ou « dépassé » : aufgehoben) cette vérité.
Entre Hegel tirant les leçons de 1789 et Debord qui pressent déjà celles de mars 2020, Tout ce qui a changé, c’est la direction du temps. Il suffit en effet d’imaginer un temps dont le vecteur s’inverse (allant désormais de l’avenir vers le passé) pour que l’Aufhebung de Hegel et la déréalisation propre au Spectacle debordien deviennent très exactement la même opération : de passé dialectique du vrai qu’il était chez Hegel, le faux devient chez Debord l’avenir per-vers de ce même vrai.
A peu près à la même époque, un phénomène analogue a été observé dans l’univers financier. Suite au Nixon shock de 1971 (suppression de la convertibilité-or du dollar), en 1979, on constate pour la première fois l’apparition (pendant quelques jours à peine) de taux d’intérêts négatifs sur le marché interbancaire de l’un des pays capitalistes les plus avancés : la Suisse. Au cours des années 2010, ces taux négatifs deviennent routiniers dans l’univers des banques centrales occidentales. Dans la logique du capitalisme classique, des taux négatifs – censément impossibles – signifient que c’est l’avenir qui capitalise le présent, ou encore que la « croissance anticipée » se situe en réalité… dans le passé. Cette « croissance » relève bien entendu du faux, mais ce faux fonctionne[7], maintenant en vie un système financier présent qui, sans lui, s’effondrerait en quelques jours : ce faux est donc un moment du vrai, pour peu qu’on accepte le principe de l’inversion du temps. Si on le refuse, alors, le système financier occidental est devenu spectaculaire : c’est son vrai qui est un moment du faux.
Démobilisation générale des toxiques : l’Occident, aboli ou délocalisé ?
Un anthropologue pourrait ici faire remarquer que, moins de vingt ans après la mort de Kojève (finalement le plus lucide du lot), encore du vivant de Debord et Clouscard, la plupart des Etats occidentaux ont aboli la conscription, tandis que les usines où les recrues seraient allé bosser après la quille commençaient[8] leur migration vers l’Asie[9]. Le départ des premières usines et des premiers expats vers l’Asie, suivant d’assez près l’arrivée des premiers containers chargés, non plus de matières premières, mais de produits manufacturés, coïncide grossièrement dans le temps avec l’apparition des taux négatifs et, dans la subjectivité philosophique de l’Occident, avec la prise de conscience de la déréalisation. Or, comme le rappelle Kojève, l’homme, c’est le temps : « fin de l’Histoire » (Fukuyama) = « mort de l’homme (occidental) » (Harari).
Ce qui était jadis projet n’est plus que le rêve drogué d’un mourant aux soins palliatifs. La pompe refoule.