L'Art d'être hongrois (4): Les petits enfants du Grand Trianon
« Der Österreicher kam nur in Ungarn vor, und dort als Abneigung ; daheim nannte er sich einen Staatsangehörigen der im Reichsrate vertretenen Königreiche und Länder der österreichisch-ungarischen Monarchie, was das gleiche bedeutet wie einen Österreicher mehr einem Ungar weniger diesen Ungarn. »[1]
R. Musil, Der Mann ohne Eigenschaften, ch. 42
De Bouvines à Austerlitz, les Français ont « pris conscience » d’eux-mêmes – c’est-à-dire décidé d’avoir toujours été ce qu’ils venaient de devenir – au fur et à mesure des victoires militaires et de la consolidation d’un Etat centralisateur et colonial. Les Hongrois ont, pour leur part, accédé à leur forme de conscience nationale à l’école de l’échec et de l’asservissement. Ainsi, l’obsession morbide qui continue à entourer le souvenir du traité signé en 1920 au Grand Trianon n’est pas, comme eux-mêmes voudraient le croire, le résultat d’une humiliation disproportionnée[2] infligée à un peuple pleinement existant qui aurait jusque-là très fièrement galopé vers la catastrophe. C’est l’Autriche qui galopait vers la catastrophe, et la pudeur administrative qui l’amenait à s’intituler « Autriche-Hongrie »[3] trompait, à l’époque, encore moins de gens qu’aujourd’hui.
Il suffit de lire les mémoires du pourtant très patriote, et pas cosmopolite pour un sou Charles Kós[4] pour le comprendre. L’attitude des patriotes hongrois de l’époque vis-à-vis de « l’Autriche-Hongrie » (comprendre : l’Autriche), en laquelle, depuis 1990, certains rhapsodes feignent de pleurer « leur patrie », était très précisément celle des hongrois de ces dernières décennies vis-à-vis de l’Union européenne : de rares moments d’adhésion sincère, de presque aussi rares moments d’hostilité ouverte, caractérisant, les uns comme les autres, des minorités bruyantes – et la grosse masse du peuple, résignée à la tutelle allemande comme à un mal nécessaire. Jusqu’à la Grande Guerre, l’Autriche représentait pour les Hongrois, comme l’UE jusqu’à une date récente, l’avenir : une destination en direction de laquelle – hormis quelques rares idiots – ce peuple passéiste, ce peuple de mortels conscients de l’être, porte un regard fort peu enthousiaste. La Hongrie se résigne à l’Europe comme le mourant aux asticots.