Nous sommes entrés dans l’Age Postréel
Vous reprendrez une tranche de terreur, ou une portion de pogrom ?
Ce matin, j’écoutais un podcast récemment enregistré par Rurik Skywalker avec Laurent Guyenot. Au bout d'une quarantaine de minutes, j'ai dû mettre sur pause. Ma première réaction a été : « Ils sont devenus complètement fous. »
L’érudition historique de Guyenot dépasse, de toute évidence, celle de Skywalker, qui consacre un temps précieux à dévorer des occultistes russes relevant, pour moi, de la mauvaise littérature de gare. Pour autant, j’hésiterais énormément à traiter Skywalker d’ignare – tout comme j’éviterais de traiter Guyenot d’imbécile – quand bien même la plasticité intellectuelle de Skywalker dépasse apparemment la sienne.
Ces derniers mois, j'ai puisé pas mal d’idées intéressantes chez ces deux auteurs. Chez Guyenot, notamment, une vision grandement renouvelée de l’épisode des Croisades et de son sens du point de vue de l’histoire occidentale. Bien sûr, avant même de le faire, j’avais bien conscience des préjugés moralisants (de type « E&R ») qui habitent Guyenot – une sorte de chrétien déçu.
S’agissant de Skywalker, j’avais plutôt l’impression que ses outrances intellectuelles (ou verbales ?) à lui relevaient d’une sorte de stratégie marketing : essayer de concilier une vision finalement assez réaliste de la situation actuelle (la phénoménologie de la révolution oligarchique en cours) avec la mythologie propre à ce qu’on pourrait appeler son milieu de socialisation politique primaire (c’est-à-dire l’underground intellectuel du Turbopatriotisme russe).
Le drame du podcast, c’est qu’il rend inopérant ce genre d’illusions rassurantes. En les écoutant, j’ai dû me rendre à l’évidence : le pauvre Rurik pense vraiment que pratiquement tous les papes depuis l’établissement de la Papauté ont été juifs – et c’est à Guyenot qu’est revenue la tâche ingrate de le raisonner sur ce point...
Et finalement, l’audition de ce podcast est devenue pour moi une expérience de type Eurêka.
Eh oui : les degrés individuels d’intelligence et de culture ne comptent plus, dans la mesure où il n’existe plus de garde-fous – plus de limites objectives (en termes, notamment, de crédibilité intellectuelle) à la mythologisation moralisante du réel. Chaque possesseur de traitement de texte installé sur un appareil connecté devient objectivement un Zarathoustra potentiel.
Voilà le constat. Voilà la situation dont il convient – si l’on veut avoir la moindre chance de comprendre l’époque – de retracer la généalogie et, partant, d’esquisser les perspectives.
Fin de l’Histoire = Fin de la Raison
Hegel a adéquatement exposé l’idée que les Occidentaux se font du monde lorsqu’il a affirmé que tout ce qui est réel est rationnel. D’un point de vue occidental, il n’existe donc pas de différence entre destruction/abolition de la rationalité et destruction/abolition du réel.
Quant au récit du passé (de la famille, de la nation, de l’espèce…), pour les Occidentaux, il doit nécessairement prendre la forme d’une histoire universelle, qui doit aussi être l’histoire de la Raison et l’histoire du Réel[1].
L’apparition, au sein du paradigme occidental, d’un discours sur la Fin de l’Histoire devait donc nécessairement déboucher sur des comportements socio-culturels et socio-politiques fondés sur l’intuition de la Fin de la Raison.
Jusqu’au 11 septembre 2001, cette intuition a travaillé au corps l’esprit des élites occidentales, mais sans oser dire son nom. Elle a donc pris la forme d’un ressassement du dernier grand récit unificateur produit avant liquidation effective de l’Occident historique sur la scène de l’Histoire (c’est-à-dire avant 1972[2]) : le récit antifasciste. Quand cette intuition de la Fin de la Raison[3] prend corps, au cours de cette période 1972-2001, ce corps est donc celui d’une chasse aux sorcières fascistes : loi mémorielles, combat antirévisionniste.
L’ennui, c’est que les sorcières ne sont pas très convaincantes. Le vieillard français monomaniaque Faurisson incarnait mal ce fascisme rutilant, massif, vitaliste et militariste dont la filmographie antifasciste post-1945 perpétuait le mythe des deux côtés du rideau de fer. Mais c’est le pied dans la porte : dans une république maçonnique – qui plus est en France, patrie du rationalisme –, des représentants du pouvoir législatif ont investi des représentants de l’exécutif du pouvoir de censurer des débats académiques. Au pays de Descartes, c’est désormais officiel : le bon sens n’est plus la chose du monde la mieux partagée.
Révisionnisme : le Réel nous déclare la guerre
A partir du 11 septembre 2001, l’intuition du Postréel force la paroi placentaire de l’inconscient : s’il faut déclarer la guerre au terrorisme, comme « le terrorisme » ne semble pas capable, par ses propres moyens de notion abstraite, de participer à quelque guerre que ce soit, c’est donc qu’il existe certainement quelque-chose d’autre. Quelque-chose, ou plutôt, quelqu’un. Une réalité humaine qu’on n’ose généralement pas appeler une autre Culture, mais qui en exhibe, de toute évidence, tous les attributs : des gens vivant dans une autre chronologie, évaluant différemment le Bien et le Mal ; des gens pour qui l’Histoire humaine ne s’arrête ni en 1945, ni en 1991. Sont-ils « arabo-musulmans », ou peut-être russes ? A la rigueur, qu’importe.
Ce qui, dans ces constructions de l’ennemi commun qui nous manquait tant depuis 1991, était très révélateur, c’est qu’elles puisaient systématiquement dans une imagerie machiste, voire misogyne. Dans les récits médiatiques d’Europe occidentale, le point commun du poutinisme et du fondamentalisme islamique, c’est de ne pas être suffisamment féministes et homophiles. Les subsahariens et autres mongols animistes – moins portés sur le terrorisme, à en croire ce récit – étaient-ils beaucoup plus féministes que Russes et Arabes ? Rien ne semble l’indiquer – mais, en dressant ce portrait-robot d’un ennemi mortel imaginaire, l’Occident terminal a, au passage, inconsciemment diagnostiqué le cancer féministe dont il était lui-même en train de mourir.
Objectivement, ces menaces n’étaient évidemment que des projections de fantasmes occidentaux, dans le meilleur des cas (et dans le pire : des mises en scène)[4]. Mais poser cette possible altérité, c’était déjà renoncer de facto au concept d’Histoire universelle. C’est dans ce contexte qu’il convient, à mon avis, de comprendre le qualificatif « révisionniste » de plus en plus régulièrement appliqué à des rivaux géopolitiques dans la littérature produite par l’Etat profond US. Les auteurs de tels textes pensaient-ils sincèrement que les Princes rouges de Pékin auraient une autre vision du monde que leurs frères Davos : les sponsors du Parti démocrate américain ? Croient-ils vraiment à la possibilité de la guerre des civilisations ? A titre personnel, j’en doute – mais qu’importe ! Pour qu’une telle accusation – même controuvée, par des manipulateurs professionnels dénués de la moindre sincérité – puisse voir le jour comme élément d’un discours public, il faut supposer que la crainte (et donc la conscience) de la possibilité d’une réécriture était préalablement devenue un élément structurant du Zeitgeist.
Dernière alternative au relativisme : l’antisémitisme
Et les succès (quoique largement hypothétiques) de ce nouveau révisionnisme sont venus administrer, rétroactivement, un shot d’adrénaline à l’ancien révisionnisme un peu zombifié entre-temps – et avant tout à l’idéologie (bien plus ancienne que 1945) qui avait le plus contribué à le propulser et à le maintenir dans l’existence : l’antisémitisme.
C’était absolument prévisible, car c’est totalement logique : du moment que l’Histoire (universelle) ne finit pas au point auquel elle était censée finir (d’après les élites), c’est peut-être aussi qu’elle n’a pas non plus commencé là où on pense. Et s’il n’y a plus d’Histoire universelle, c’est qu’il va aussi falloir se demander : l’histoire de quoi ? Le christianisme n’a pas toujours été catholique. L’Occident (au sens géographique) n’a pas toujours été chrétien – etc.. Ceux qui ne savent plus très bien d’où ils viennent ni où ils vont partent en quête de références, de stabilité chronologique – et trouvent les Juifs.