On parle beaucoup de russophobie ces temps-ci
Et, effectivement, il faudrait beaucoup de mauvaise foi pour ne pas reconnaître que la propagande de vraie-fausse-guerre de 2022-23, côté « OTAN »[1], a ressuscité certains clichés qui, en Europe, avaient beaucoup contribué aux riches heures des décennies précédant 1945[2] : condamnés au despotisme (à la différence des Ukrainiens !), « naturellement impérialistes »[3], les Russes, brutes épaisses généralement alcoolisées, violent les femmes et les Etats voisins avec le même enthousiasme, sont spontanément portés à la violence et à la rapine, etc..
Je pense d’ailleurs avoir, à ma modeste échelle de blogueur et d’ancien journaliste, fait ma part en matière de résistance à cette nouvelle vague de stupidité chauvine de masse, en refusant les discriminations infligées aux médias russes[4], en voyageant sans m’en cacher dans la Russie sanctionnée, etc.. Je suis surtout (à ma connaissance) le seul publiciste français à avoir, au cours des 12-18 derniers mois, tenté de rendre compte de la vie politique russe dans toute sa complexité – c’est-à-dire, avant tout, sans faire l’impasse sur le secteur (pas négligeable du tout, à droite comme à gauche) de l’opinion qui, tout en approuvant l’adoption de la manière dure face à Kiev[5], ne s’identifie pas au projet incarné par V.V. Poutine.
Cooptation dans le club des races supérieures ?
Pourtant, je mentirais en prétendant que je me sentirais toujours très à l’aise dans ce rôle de défenseur de la russité. Car il n’est pas toujours si simple d’assumer les camaraderies de fortune auxquelles un tel engagement vous expose ces temps-ci. Notamment quand j’écoute tous ces grands intellectuels « pro-russes », en croisade contre la russophobie, expliquer au bon peuple, pour lui faire honte, qu’on n’a pas le droit de parler comme ça de la nation qui « a donné au monde » Pouchkine, Baïkonour et le tableau périodique de Mendeleïev. Ce qui ressemble quand même furieusement à l’argumentation de ces « racistes scientifiques » obsédés par le spectre de l’africanisation de l’Europe, mais qui ne trouvent rien à redire à la prise de pouvoir extrême-orientale à laquelle on assiste dans certaines villes, certains quartiers, certaines régions du monde blanc. Ce grand remplacement-là ne les angoisse pas trop, puisque ces asiatiques sont encore meilleurs en maths que nous. En gros : sans Pouchkine, Baïkonour et le tableau périodique de Mendeleïev, l’idée hitlérienne de transformer les Slaves de l’Est en une population d’ilotes destinés à l’esclavage agraire ne serait, finalement, pas si mauvaise que ça.
Quand ce genre de raisonnements apparaît chez les troubadours hitléristes de Démocratie Participative, c’est pas bien grave : une fois qu’on a compris que l’idéologie nazie – comme sous-produit de l’idéologie occidentale – n’avait, en réalité, rien à voir avec la défense d’un égoïsme collectif (fût-il blanc), on finit par trouver ces forcenés-là assez cohérents dans leur délire.
Il est déjà un peu plus troublant de retrouver la même stratégie argumentative chez ces russophiles occidentaux qui – en écho à une propagande du Kremlin qu’ils s’emploient pourtant à régurgiter[6] – professent généralement l’humanisme le plus exigeant et le plus strict antifascisme. Tout en précisant que toutes les races se valent, ils nous interdisent formellement (et preuves à l’appui) de soupçonner les Russes d’être une race inférieure.
Mais le plus troublant, finalement, sera toujours de constater que cette attitude est partagée par les Russes eux-mêmes. Peut-être pas par tous. Mais très certainement par les élites, au sens le plus large : les urbains, les gens diplômés – à peu près tous les russes que risque de rencontrer un occidental à travers les aéroports du monde, ou lors de ses visites de grandes villes russes.
L’indigène ne s’aime pas
Ce phénomène ressemble beaucoup à celui du mépris colonial intériorisé, qu’on trouve dans la culture de pratiquement tous les peuples d’anciennes colonies – et que, pour avoir vécu dans les Balkans et dans le Caucase, je connais assez bien. Même si un tel souvenir prend des teintes vaguement surréelles à la lumière des campagnes d’arabisation aujourd’hui en cours au sud de la Méditerranée, on sait que, dans l’Algérie coloniale, le mot « arabe » avait fini par être perçu, dans divers contextes, comme une insulte. Il est vrai que, dans l’Empire ottoman – et ce deuxième exemple nous rapproche déjà du cas russe –, le mot türk était, de même, souvent employé comme une insulte.
Après tout, m’objectera-t-on, l’idéologie de l’Empire ottoman – qui avait accaparé la doctrine cosmopolite du Califat islamique, à la tête de la ‘Oumma – ne mettait nulle part en exergue la turcité : le nationalisme turc n’apparaît, dans l’arsenal de légitimation du pouvoir en place à Istanbul, qu’au moment du kémalisme – qui correspond, dans la chronologie politico-culturelle de la Méditerranée de l’est, à la révolution bolchévique en Russie (d’ailleurs simultanée).
Et ce, alors qu’à Moscou – en dépit de l’idéologie de la 3e Rome, qui offre une sorte d’écho chrétien à celle du Califat –, la référence au peuple russe comme substance de cette Mère Russie exigeant le patriotisme (matriotisme ?) de ses fils est bien présente – disons, au bas mot, depuis les guerres napoléoniennes. Une grande partie de l’imposante production littéraire russe du XIXe siècle ne parle pratiquement que de ça : de la Bildung herdérienne[7] de la nation russe.
Et, bien qu’il soit possible de comparer les officiers français déshérités qui allaient refaire leur vie dans les armées de la Grande Catherine à ces janissaires slaves qui, dans la forteresse de Bouda au XVIIe siècle, composaient des ghazals en persan (et non en turc), on peine, en revanche, à voir quel aurait pu être l’équivalent ottoman du panslavisme qui, au XIXe siècle, constitue l’un des principaux courants de pensée de l’élite russe – jusqu’à constituer, en 1914, le principal ressort de la suicidaire entrée en guerre de la Russie.
Etat-nation, Nation-Etat et Colonie
En d’autres termes : face à l’Occident historique (monde de l’Etat-nation) les Russes appartiennent quand même plutôt au monde herdérien (monde de la Nation-Etat)[8] qu’à ce tiers-monde en train de se relooker en Sud Global. Ou, pour le dire un peu crument : la Russie n’a officiellement jamais été la colonie de personne[9].
Or, dans le discours des peuples de cette Europe centre-orientale et orientale, l’idée de nation – « découverte »[10], comme tant d’autres artefacts, avec un certain retard sur l’Europe de l’Ouest – donne généralement l’impression d’avoir conservé une certaine fraîcheur : on la trouve associée à une rhétorique de la fierté nationale, volontiers teintée de mépris chauvin à l’encontre des nations voisines.
A la faveur des bouffées d’illibéralisme traversant les sociétés post-communistes une vingtaine d’années après la chute du Rideau de fer[11], coïncidant dans le temps avec l’affleurement de certains des symptômes les plus marquants de l’érosion de l’éthos national en Europe de l’Ouest[12], la partie conservatrice/nostalgique de l’opinion des pays de l’Occident historique a facilement pu – en essentialisant quelque-peu son impression du moment – se forger une image très réac’ de cette « Europe de l’Est » miraculeusement épargnée par la contagion woke.