Je ne pouvais pas quitter Moscou sans avoir essayé Vkousno I Totchka. La veille du départ, je me suis enfin décidé.
De toute façon, j’étais livré à moi-même. La Russie (1 mètre 75, yeux bleus, boucles blondes) s’était trouvé des occupations plus passionnantes que les radotages d’un frantsouze complotiste qui passe son temps à expliquer la géographie des Carpates. Dans le despotisme matriarcal d’Eurasie centrale, ce sont les hommes qui sont sentimentaux (et ivrognes – pour les mêmes raisons) – les femmes le sont moins. Le sentimentalisme est difficile à concilier avec l’exercice du pouvoir social de facto. J’avais déménagé dans un hôtel minable du quartier Krasnie Vorota.
Vkousno I Totchka est le nom donné à la chaîne de restauration rapide créée en grande partie – par désatanisation instantanée de la marque – en reprenant des points de vente de la chaîne McDonalds après que cette dernière, soumise au chantage moral du chœur des femmes blanches de l’Occident historique amoureuses du pianiste de Kiev, a dû, en 2022, quitter la patrie du viol sadique. Vkousno I Totchka représente donc dans le domaine de la malbouffe exactement ce que Spoutnik V représente dans le domaine de la « santé publique » : un signe que la Russie, même en cas de rupture (essentiellement rhétorique) avec l’Occident satanique, n’a pas la moindre intention de rompre avec les bonnes habitudes d’empoisonnement des puits propagées jusqu’à ses steppes – via les progressistes polyglottes à petites lunettes et barbiche – par l’Homme (vraiment) blanc.
Le nom lui-même est absolument emblématique. L’expression se traduirait par quelque chose comme « savoureux, point (à la ligne) » – ce manque total d’imagination soulignant le fait que les Russes n’ont en réalité aucun concept pour remplacer les marques magiques de l’Occident. Ils sont, en général, parfaitement capables – on en verra bientôt un exemple – de produire exactement ce que ces marques produisent (même un peu mieux), mais l’attrait desdites marques – justement pour les Russes – découle précisément de leur nature occidentale, de la promesse de l’Occident : un acte performatif, c’est-à-dire un rite d’enchantement, qui, par définition, ne peut être valablement accompli que par un Occidental – de même que le Calife des Musulmans devait être (au moins symboliquement) un descendant du Prophète. Ou comme mes amis tsiganes Gábor de Transylvanie, dans le deuil, ont besoin de faire bouffer à des gadjés (non-tsiganes et impurs) le repas de parastase préparé pour le jour de l’anniversaire du décès de leur mort.
Les petits apprentis-Sourkov d’aujourd’hui n’ont donc pas voulu se décarcasser pour du beurre. Ils auraient pu trouver la solution la plus ingénieuse (les Russes sont aussi de très bons poètes) : même alors, le public n’aurait pas accueilli avec trop d’enthousiasme les idées d’un type né à Tversk ou à Kazan, dans un genre (donner envie) dans lequel, en Russie, l’étincelle occidentale est irremplaçable. Quand tu viens de Kazan, tu écris le scénario d’une série télé sur les années Eltsine, montrant comment les adolescents se cassent à gueule dans la neige et se rackettent au surin pour un paquet de clopes : le monde russe tout entier va regarder ça avec fascination, échanger des anathèmes sur vKontakte à propos de l’exégèse la plus correcte – et personne n’aura la moindre envie d’acheter un traître bonnet de ski aperçu dans le film.
Du coup, le nom choisi, Vkousno I Totchka, ne dit rien d’autre que l’absence du nom original : c’est Vkousno et point à la ligne, parce qu’avant ce point, il manque un nom – un nom américain. La Russie est l’Anti-Amérique. Mais l’Anti-Amérique n’est pas contre l’Amérique : elle est tout contre. Voilà tout le Moscou que j’ai appris à connaître pendant les dix jours que j’y ai passés : un film mis sur pause, en l’absence momentanée d’un indispensable compagnon de visionnage. Tôt ou tard, les Occidentaux reviendront à Moscou, car sans eux, Moscou ne sert à rien (ne sert notamment à rien aux Russes). À l’automne dernier, ce retour a d’ailleurs été prophétisé – dans un emballage rhétorique destiné à éviter de trop saper le prestige du Kremlin, sous le titre de « La naissance du Nord [global] » – par la véritable éminence grise de la Russie poutinienne, Vladislav Sourkov (Slavik, pour les intimes).