Les 3 ordres comme fondement de la société préoccidentale du Haut-Moyen-âge
Qu’on accepte ou non – suivant une thèse initialement associée au nom du linguiste Dumézil – d’en faire remonter le modèle à un trait culturel ethniquement lié aux peuples de langue indo-européenne1, il est certain qu’il a existé – de façon consciente et explicitée dès l’époque – dans le Haut-Moyen-âge européen une idéologie de tripartition sociale, organisant le corps social en trois groupes (ayant plus ou moins le caractère de castes) définis par des fonctions exclusives et complémentaires : les acteurs économiques (laboratores), la noblesse guerrière (bellatores) et les prêtres (oratores)2.
La terminologie d’époque en dit d’ailleurs long sur la définition de ces rôles, qui ont dû être plus ou moins reconnus comme tels par l’ensemble des peuples de l’espace-temps qu’O. Spengler allait, un millénaire plus tard, définir comme la Culture Magique (celle – axée autour de la Méditerranée orientale et de la langue grecque – du premier millénaire après le Christ) :
*Les laboratores sont, littéralement, les travailleurs – indépendamment de leur niveau de revenu et/ou de leur position par rapport à ce que le marxisme allait, un millénaire plus tard, définir comme « la propriété des moyens de production ». L’élément définitoire de leur mode de vie n’est pas la pénibilité – qui, lorsqu’elle deviendra thétique dans notre vision du travail, provoquera un changement terminologique, via des métaphores associant travail et torture3. Encore souligné par la pensée (en langue grecque) de l’Antique (qui les définit comme chrématistiques, c’est-à-dire lucratives), le caractère vénal de toutes ces activités (modestes ou opulentes) passe lui aussi au second plan, leur définition dérivant avant tout de ce que Hegel et son vulgarisateur Kojève allaient, un millénaire plus tard, définir comme la dialectique du maître et de l’esclave : s’il peut arriver à certains laboratores de risquer leur vie du fait d’activités dangereuses (comme le commerce international), ces activités n’ont néanmoins jamais le caractère du duel. On n’a pas besoin de risquer sa vie pour être un laborator, et la risquer dans le cadre d’un pari gagnant peut entraîner pour le laborator des gains réels, mais qu’on considérera comme « accidentels », non-essentiels à son statut social : un enrichissement qui n’entraîne en principe aucune promotion statutaire.
*Les bellatores constituent une noblesse guerrière et, comme l’indique le terme latin lui-même, cette expression est à l’époque pléonastique : il ne peut pas (encore) exister, par exemple, de noblesse de robe. On est noble, c’est-à-dire guerrier, parce qu’on porte des armes et qu’on risque sa vie dans les combats.
*Les oratores sont certes des prêtres, mais une prêtrise définie avant tout – comme le mot, une fois de plus, suffit à le dire –, non pas par le prêche4, ni par ce qu’on appellera plus tard (à compter, notamment, des Croisades, puis dans le catholicisme renaissant et le jésuitisme qui le continue) les œuvres, mais une fonction rituelle : prier, c’est-à-dire assurer les contacts du corps social avec une sphère religieuse définie par la stricte transcendance du Divin qui est, effectivement, la caractéristique théologique centrale de la Culture Magique. Celle des variantes de la théologie chrétienne qui épouse le mieux les impératifs de cette Culture est en effet la théologie apophatique des Pères grecs – annonciatrice du Coran et de la théologie islamique pré-mutaziliste : étant (l’)au-delà par définition (y compris au-delà de la raison humaine), Dieu est indicible. Son unicité – qui est celle du zéro et de l’infini – seul prédicat que la raison humaine puisse Lui associer – fait elle-même l’objet d’une profession de foi (dans la chahada islamique).
Les Croisades comme toute première Révolution d’octobre
On a, à mon avis, trop peu souligné jusqu’à présent le rôle de dissolvant culturel que n’ont pas pu ne pas exercer les Croisades sur ce modèle culturel.
Les Croisades sont en effet l’entrée en scène dramatique, et resteront l’exemple paradigmatique des œuvres, c’est-à-dire d’une activité non-rituelle et non-cléricale – d’abord avant tout militaire, puis aussi économique à mesure que les indulgences papales s’étendent des soldats croisés à ceux qui financent leurs expéditions – expéditions qu’un clergé lui-même en cours de redéfinition rapide et largement inconsciente dote de valences métaphysiques en dépit de leur caractère mondain. En arborant la croix, un laïc peut – sans enseignement ni consécration préalable – revêtir une forme de prêtrise, qui colorera son activité (militaire, puis également économique) d’une aura de sainteté.
Or l’apparition de ces bellatores sanctifiés ne peut pas ne pas dévaloriser par contraste la gloire purement guerrière des autres bellatores, ipso facto ringardisés : relégués au statut de bellatores à l’ancienne, qui ne se battent que pour la seule excellence guerrière : pour ce que Kojève devrait plus tard définir comme l’autorité du maître (qui est autorité du présent, s’exerçant sur des esclaves, ou tout du moins sur des vassaux : définition même de la société féodale) – par opposition à cette autorité du chef (autorité de l’avenir, s’exerçant au nom d’un projet commun et en vertu d’une excellence de type virtuellement technocratique) dont se sont entre-temps parés des papes descendus dans (ce qu’on n’appelait pas encore) l’arène géopolitique et des rois arborant désormais, par-dessus la héraldique5 héritée de leurs ancêtres païens, la croix des prêtres – cette croix qu’ils avaient, au cours des siècles précédents, tout au plus le droit de baiser à l’occasion d’une procession, et qu’ils peuvent désormais exposer aux éclaboussements de l’effusion de sang.
Et ce, au moment même où certain des laboratores (plutôt marchands que paysans, et pour cause6) – plaçant leur fortune au service de cette même autorité du chef, échappent ipso facto à l’état d’infériorité culturelle dans lequel les avait pendant des siècles maintenus le double mépris des fonctions supérieures (et, au demeurant, souvent concurrentes – mais toujours d’accord, jusque-là, pour rabaisser ce tiers-état) de la guerre et de la prêtrise.